Dunkerque : la gratuité bouleverse les habitudes

Le labo du bus gratuit
Vendredi 29 mars 2019

Le bus discothèque est l'un des bus thématiques circulant ponctuellement sur le réseau Dk Bus : une façon originale de faire voyager autrement les usagers !




Le 1er septembre 2018, l'agglomération dunkerquoise réalisait un coup double inédit en matière de mobilité : tout en dévoilant un réseau de bus entièrement restructuré et doté de plusieurs lignes à haut niveau de service, elle tirait un trait sur les recettes de vente de tickets et autres cartes d’abonnement au profit d’une gratuité sans critères et sans contraintes. Six mois après, qu’est-ce qui a changé sur ce territoire ? Les habitants se sont-ils appropriés le bus ? Comment fonctionne le nouveau réseau ? Pour le savoir, Urbis le Mag a rencontré les protagonistes techniques du bus gratuit, à la manœuvre à Dk Bus et dans les services de la communauté urbaine de Dunkerque, ainsi que les chercheurs de l’association VIGS, qui réalisent une étude de terrain d’un an sur l’impact de la mesure.

Les Dunkerquois se sont-ils rués dans les bus ?

Le succès était attendu et espéré par les techniciens qui ont travaillé dur sur le nouveau réseau gratuit. Les premiers jours de gratuité ont finalement généré un engouement encore plus fort que prévu. « Nous avons démarré avec une fréquentation en hausse de 40 % sur les deux premières semaines. Nous ne nous y attendions pas », raconte Didier Hubert, en charge de la délégation transports mobilité à la CUD. « De fait, il y a eu quelques couacs sur certaines nouvelles lignes chrono (cinq lignes qui passent toutes les dix minutes) : les bus étaient bondés. »

« Nous avons réagi rapidement, en doublant les bus aux heures de pointe. Désormais, vous pouvez voir passer deux bus articulés à la suite. Et tout va bien. Les gens ne sont pas serrés comme des sardines, le réseau n’est en rien saturé, les temps de trajet sont tenus », indique Xavier Dairaine, chef de projet du transport à haut niveau de service à la CUD.

En mai, Transdev réceptionnera douze bus flambants neufs, ce qui portera le parc de véhicules neufs détenu par la CUD à une petite soixantaine. Une réflexion est également engagée sur la création d'une 6ème ligne chrono entre Téteghem et Cappelle-la-Grande afin de répondre à la forte demande des habitants.

Quel est le niveau de fréquentation du réseau ?

Un bus carnaval a circulé en février et mars.
Un bus carnaval a circulé en février et mars.

Depuis la mise en place de la gratuité, la fréquentation n’a cessé d’augmenter, et ce, de manière régulière. Elle est actuellement de l’ordre de + 55 % en semaine et + 120 % le week-end. Avec des pics remarquables comme ce + 74 %, observé la semaine du 4 mars 2019, qui correspond à 400 000 montées quotidiennes dans les bus de l’agglo. Un record absolu (pour le moment) qui s’est produit en période de carnaval et de beau temps ; deux éléments de nature à favoriser la mobilité des habitants.

La barre des 100 % d’augmentation d’usagers, annoncée comme l’objectif à atteindre au terme de deux années de gratuité, semble toute proche… « Aucun nouveau réseau de transport n’avait connu une telle augmentation, si rapide et massive. Mais aucun nouveau réseau n’avait choisi de proposer des bus à haut niveau de service gratuits. Si c’est la gratuité qui incite les habitants à essayer le bus ; c’est bien la qualité du service offert qui les fidélise », déclare Didier Hubert.

Les incivilités ont-elles flambé ?

Laurent Mahieu, directeur du réseau Dk Bus (Transdev) dégaine un chiffre pour illustrer l’impact positif de la gratuité sur les incivilités : « 2 688 euros, le coût des réparations engagées entre septembre et décembre 2018. Cette somme est inférieure à celle des réparations engagées exactement sur la même période un an avant, soit 3 697 euros. Nous avions déjà observé ce phénomène lorsque la gratuité partielle avait été mise en place les week-ends en 2015 : la gratuité favorise un plus grand respect de nos matériels ».

Que pensent les chauffeurs de bus de la gratuité ?


Opération séduction avec les mascottes et les joueurs des équipes de sport locales.

Si certains chauffeurs ne cachaient pas leur enthousiasme il y a six mois, d’autres se montraient plus sceptiques et attendaient de voir pour se prononcer. « Aujourd’hui, je n’ai que des retours positifs de leur part », assure Laurent Mahieu. « Il y a beaucoup plus de monde dans les bus mais les clients sont contents et l’ambiance générale s’en ressent, elle est plus détendue. Le fait qu’il n’y ait plus de rapport d’argent entre les chauffeurs et les usagers joue beaucoup. Les échanges de Bonjour sont plus fréquents. La nouvelle clientèle a une approche différente du bus, elle pose des questions aux chauffeurs et aux autres usagers. Les habitués leur répondent et des conversations s’engagent. »

Renversement d'image

Le mercredi est devenu le jour le plus prisé des habitants qui prennent le bus ; avant la gratuité, c’était le plus creux. « Qu’est-ce que cela nous dit ? Que le réseau gratuit attire un public de scolaires, collégiens et lycéens, qui vont en cours et qui se rendent désormais à leurs activités extra scolaires, sportives ou culturelles, sans leurs parents. Sans doute étaient-ils auparavant conduits en voiture », imagine Xavier Dairaine. « L’image du bus a remarquablement changé. Il n’est plus réservé à ceux qui n’ont pas d’autre choix. Et les parents n’hésitent plus à laisser leurs ados le prendre. »

Piétons, cyclistes ou automobilistes… Qui sont les nouveaux usagers du bus ?

Cette question fait partie de celles investiguées par l’association de chercheurs VIGS, qui mène actuellement une grande étude d’un an à Dunkerque. « En France, aucune recherche n’a porté sur le report modal engendré par la gratuité », indique Maxime Huré, président de l’association. « En clair, il est impossible de dire si ce sont des automobilistes, des piétons ou des cyclistes que l’on retrouve dans les bus gratuits… Pour le moment, nous sommes en mesure de communiquer sur un chiffre fiable : 60 % des nouveaux usagers des bus de l’agglomération dunkerquoise ne possède pas de vélo. Cela veut dire qu’à Dunkerque, il y a peu de chance pour que ce soient majoritairement des cyclistes qui aient été séduits par le bus gratuit. »

On peut ajouter que sur ce territoire, les cyclistes sont peu nombreux (2 % des déplacements se font à vélo). « Il s’agit principalement de militants qui ont choisi le vélo pour des raisons écologiques, de santé, d’efficacité… bref, pas vraiment le profil de personnes susceptibles d’abandonner parce qu’il pleut ou que c’est moins fatiguant ! », constate le chercheur en sciences politiques. « Notre étude qualitative permettra de trancher définitivement la question d’ici à quelques mois et vérifiera si ce sont bien, comme nous le pressentons, davantage des automobilistes qui délaissent de plus en plus leurs véhicules pour le bus. »

« Tout le potentiel de la gratuité reste à explorer »

Même le père Noël prend le bus...
Même le père Noël prend le bus...

C’est une prévision faite par Laurent Mahieu, le directeur du réseau, pour lequel « On est encore loin d’avoir découvert jusqu’où nous irons en termes de fréquentation avec la gratuité. La saison estivale va nous en donner une idée. Je parie sur un décollage les week-ends de beau temps. Mais il nous faudra des années pour faire le tour de la question. De plus en plus de clients se rendent à notre agence commerciale – où nous ne vendons plus rien – pour se renseigner sur des trajets. Les gens s’approprient la gratuité à leur rythme, selon leurs besoins et leurs envies : c’est l’effet gratuité. Ils ne sont plus contraints par des horaires à regarder, une carte à ne pas oublier… Cela leur donne envie d’expérimenter des trajets et des usages. Notre mission d’opérateur de transport a changé : maintenant, elle consiste à nous adapter à la vie de l’agglo, à ses temps forts que sont le carnaval, le festival de musique "La bonne aventure", le feu d’artifice du 14 juillet.... Ce sont autant d’occasions pour nous d’être là en proposant un service accru et de qualité aux usagers pour les séduire ! C’est une révolution dans notre façon de travailler ».

« Nous avons créé des déplacements qui ne se feraient pas si ce n’était pas gratuit. Et nous en sommes ravis ! Rendre de la mobilité aux habitants pour améliorer leur vie quotidienne, c’est un résultat dont nous sommes fiers, en tant qu’agents du service public », s’enthousiasme Xavier Dairaine.

La gratuité profite-t-elle aux commerces ?

Sur ce point, difficile de trancher pour le moment, d’autant que les commerces ont souffert lors des travaux effectués dans le centre d’agglomération en 2018. « Nous remarquons que les jeunes sont plus nombreux qu’avant dans le centre-ville entre midi et deux. Ce serait intéressant de savoir si les sandwicheries ou les vendeurs de burgers en profitent », suggère Xavier Dairaine. « Le directeur d'une enseigne de restauration rapide m'a assuré que la gratuité avait dopé ses ventes… Il ne doit pas être le seul ! »

Moins de voitures sur les parkings

Nous le constatons quai des Hollandais, juste à côté du siège de la communauté urbaine. Cette aire de stationnement payante la semaine affichait toujours complet avant la gratuité. Elle est aujourd’hui souvent à moitié vide », souligne Xavier Dairaine.

« Pour les élus, ce genre d’observation ouvre de nouvelles perspectives d’aménagement urbain pour l’avenir. Pourquoi ne pas utiliser ces espaces pour construire des logements et attirer des nouveaux habitants qui à leur tour n’auront pas de problème de mobilité et besoin de véhicules ? C’est un effet inattendu : la gratuité du bus pourrait permettre, à long terme, de retravailler la stratégie d’aménagement tout en enrayant la baisse démographique. »

Etude scientifique : résultats attendus en septembre 2019


La Lyonnaise Claire-Marine Javary a pris ses quartiers à Dunkerque en septembre 2018 pour une année. C’est elle qui mène, en collaboration avec trois chercheurs de l’association VIGS, la première étude d’impact de la gratuité sur un territoire.

Après une phase qualitative, cette étude est désormais entrée dans une phase quantitative avec une diffusion massive de questionnaires, via douze enquêteurs, dans le centre de l'agglomération. « Cela va nous permettre de répondre à une foule de questions comme : qui prend le bus gratuit ? Les nouveaux usagers ont-ils réduit leur utilisation de la voiture ou de leur vélo ? Le centre de l’agglomération est-il devenu plus attractif et pour qui ? Quels sont les motifs de déplacement en bus gratuit ? La gratuité change-t-elle les habitudes des habitants ? », indique la chargée de mission.

Ne disposant pas encore de résultats validés scientifiquement, les chercheurs sont néanmoins en mesure d’exprimer un ressenti sur ce qui a changé avec la gratuité : « Parmi les personnes que nous interrogeons, l’enthousiasme pour la gratuité est manifeste. Tant pour les anciens que les nouveaux usagers. Les personnes nous parlent de gain de pouvoir d’achat mais aussi de l’aspect simple, sans contrainte, sans avoir rien à penser, du bus. La qualité du nouveau réseau, son efficacité, est souvent mentionnée. L’image du bus est positive désormais. L’image de Dunkerque et son agglomération a considérablement évolué aussi. Les gens disent que la ville bouge enfin, que les choses changent en bien. »

Verbatims d'usagers

« Finalement, même si j’ai le pouvoir d’achat pour le faire, je trouve que ça revient quand même cher un ticket, pour un trajet d’une dizaine de minutes. Psychologiquement, pour un trajet court, ça reste un frein, et on prend la voiture. » (Anne-Claire, active, Malo-les-Bains)

« Quand il y a eu les bus gratuits, je me suis dit : j’essaye, et je me donne un an pour voir si ça vaut le coup de garder la deuxième voiture. Au bout d’un mois j’étais convaincu. J’ai vendu ma voiture. D’ailleurs j’avais peur que tout le monde fasse comme moi et qu’il y ait de la concurrence à la revente. » (Antoine, actif, Dunkerque-Centre)

« Avant, on ne connaissait pas. On n’avait pas forcément d’a priori négatif, juste, on savait à peine que ça existait les bus à Dunkerque. On allait en voiture au centre-ville (...) On se déplace plus souvent qu’avant, ça motive. Parfois on se trompe, on fait des tours. Mais c’est pas grave, on apprend. » (Bertrand et Sylvie, retraités, Saint-Pol-sur-Mer)

« Avant, j’avais déjà l’abonnement illimité, donc à ce niveau-là ça me change rien, juste que mes parents font des économies. Par contre, ce qui change tout, c’est le bus toutes les 10 minutes, parce que quand je sors, je suis sûre d’en voir un, je n’attends pas 30 minutes pour rentrer chez moi. » (Solène, lycéenne, Leffrinckoucke)

« Avant je venais de la gare à pied jusqu’au lycée, parce que je viens en train. Ou bien quand il pleuvait ou que j’étais fatiguée, je le prenais sans payer, mais j’ai déjà pris une amende, j’avais hyper peur. Mettre 1,40 euros pour un trajet de 10 minutes, je trouve que c’est beaucoup. Maintenant je viens en bus. » (Raphaële, lycéenne, Jean Bart)

« En heures de pointe on peut être serrés mais ça va. Mais moi la foule, ça me fait plaisir. Voir des gens, des têtes différentes, des têtes que je connais. Il y a un brassage intéressant. Il y a les jeunes, la radio, les discussions…Bien sûr parfois il y a des désagréments, des odeurs, du bruit : mais on s’y fait, c’est ça prendre les transports en commun, on doit s’y habituer. » (Vincent, retraité, Fort-Mardyck)

« J’ai vu la différence. Je fais beaucoup moins de pleins. Avant ça devait être tous les 15 jours. Maintenant, je me souviens pas de quand j’y suis allée pour la dernière fois… » (Elodie, étudiante à l’ULCO, Rosendaël)

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.