[VIDEO] Géographie des émotions
"Mieux concevoir la ville grâce à la géographie des émotions" : retrouvez dans cet article la vidéo intégrale du webinaire du 4 septembre ainsi que les réponses de la géographe Pauline Guinard à toutes les questions qui lui ont été posées par les internautes (classées par thème).
Nostalgie
Questions des internautes : Comment se manifeste une prise en compte de la nostalgie concrètement ? / Les émotions citées ont des caractères très différents : la nostalgie semble plus subjective dans l'exemple donné (alors que les manifestations et les aménagements type barrière sont tangibles) / La question des émotions prise en considération dans le cadre de la conception de la ville me parait très importante, toutefois, je me pose une question vis à vis de la nostalgie qui n'est exprimée qu'après la mise en place d'un projet urbain. Peut-on avoir plus de détails à ce niveau ?
Réponse de Pauline Guinard : La nostalgie en ville peut prendre différentes formes. Elle se traduit aussi bien par des processus mémoriels et patrimoniaux visant à préserver le souvenir ou la matérialité d’événements et de lieux du passé afin d’éviter leur disparition, par des pratiques touristiques à destination d’espaces que l’on a soi-même quittés ou que sa famille a quittés, ou par des discours qui tendent à magnifier le temps et l’espace perdus. Comme le montrent Clément Colin et al. (2019), la nostalgie en ville peut aussi bien affecter des populations migrantes qui éprouvent ce sentiment pour l’espace qu’ils ou elles ont dû quitter, que des populations résidentes confrontées à la transformation rapide de leur espace de vie, notamment (mais pas seulement) en lien avec la gentrification de certains quartiers.
Emotions positives
Questions des internautes : Quelle place pour les "émotions positives" (joie, détente, excitation...) dans les villes ? / Notre but est-il de tendre vers une ville plus sensible ? Une ville comme un lieu d'expression de ses sentiments ? Ou au contraire une ville qui évite les émotions négatives et engendre davantage les émotions positives ? Y-a-t-il aussi des parallèles avec une ville qui se souhaite plus résiliente ?
Réponse de Pauline Guinard : Pour ma part, mon rôle en tant que chercheuse en géographie est de comprendre quelles sont les manifestations et les effets dans l’espace des émotions, non de faire des recommandations. Il n’en reste pas moins que, comme je le disais dans ma présentation, des émotions sont plus travaillées que d’autres par les géographes à l’instar de la peur et de la colère. Mais des études se sont développées au cours des dernières années pour appréhender d’autres émotions, y compris plus positives, à l’image du plaisir (Célérier, 2014).
Nouveauté du phénomène
Question : Ces émotions urbaines n'existent-elles pas depuis toujours ? ou concernent-t-elles seulement les "villes contemporaines" ?
Réponse de Pauline Guinard : Bien sûr ! Les émotions en ville ont toujours existé. Certaines tendent néanmoins à s’intensifier en fonction des époques et des contextes. L’accélération des changements économiques et sociaux à l’ère de la mondialisation, et leurs conséquences spatiales en ville, sont ainsi propices à l’expression de la nostalgie mais aussi de la colère des citadins.
Echelle
Question : Peut-on "transposer" la méthode à un bâtiment ? Notre hôpital est en pleine rénovation et dans le cadre de l'expérience-utilisateur, je trouverais utile de prendre le "pouls" des patients pour mieux comprendre leur ressenti des espaces et "lutter" contre les a-priori anxiogène de ce type de lieu...
Réponse de Pauline Guinard : La prise en compte des émotions pour saisir le fonctionnement d’un espace peut s’appliquer à toutes les échelles : du corps des individus à une ville dans son ensemble, en passant par un bâtiment comme un hôpital.
Inclusion - Exclusion
Questions : La prise en compte des émotions ne peut-elle pas également aboutir à des démarches excluantes, exemple la peur et l'urbanisme "situationnel", le plaisir pour une dimension uniquement marchande, etc. ? / Comment répondre à ces émotions parfois légitimes autrement que par des aménagements coercitifs, ou au moins faire évoluer les habitudes...
Réponse de Pauline Guinard : La prise en compte de émotions ne présage pas de la nature de ses effets. Cela est d’ailleurs particulièrement frappant dans le cas de la nostalgie. Comme montré par Svetlana Boym (2001) dans le cas des villes post-soviétiques, la nostalgie peut aussi bien conduire à des discours et des pratiques passéistes, voire réactionnaires, qui cherchent à reconstituer ce qui n’est plus, qu’à des approches réflexives qui permettent d’apprendre des erreurs du passé. Si installer un mobiliser urbain de type sécuritaire en ville est de fait une réponse matérielle qui est apportée par nombre de municipalités à la peur en ville, elle ne saurait donc être la seule réponse, ni nécessairement la plus efficace à long terme, puisqu’elle permet pas de s’attaquer aux causes de cette peur.
Représentations et perceptions
Questions : Bonjour, je me demande toujours, concernant les émotions, si dans la perception des espaces, elles ne sont pas surtout influencées par les représentations et expériences directes ou indirectes que nous vivons et qui créent d'autres représentations. En soit, si les émotions ne sont pas "évacuées" une fois qu'elles sont "transformées" en représentations. Merci pour votre présentation. / Comment peut-on modifier l'image ou la réputation d'un quartier à partir de la géographie des émotions ? / Quels liens entre sens (toucher, odorat, ouïe, vue ...) et émotions ? / Pensez vous qu’il est vraiment facile (possible ?) de faire la différence entre émotions et réflexes instinctifs ? (Cf. Exemple utilisé pour illustrer la marche urbaines, arrêt net face à une ruelle = danger) / Où se situe (et comment appréhender) la frontière entre la reconnaissance des émotions et l’interprétation de simples réflexes instinctifs ? (cf. exemple utilisé pour illustrer la marche urbaine: arrêt net face à une ruelle = danger ou simple interrogation ?). Comment faire la différence entre une émotion telle que la tristesse et une réaction suscitée par la curiosité ? (Notre Dame de Paris: attroupement de badauds = mélange de tristesse ET de surprise/curiosité ?)
Réponse de Pauline Guinard : Les émotions et les perceptions sont liées, ne serait-ce que parce que les émotions peuvent être une réponse à des perceptions qui nous parviennent par les sens (un bruit de détonation ou une odeur de brûler peuvent, par exemple, susciter la peur). Agir sur l’ambiance sensible d’un espace peut donc avoir des conséquences sur les émotions associées à ce dernier. Mais pour que ces changements aient une incidence sur l’image de l’espace en question, il est nécessaire que ces transformations soient perçues des habitants et connues des potentiels usagers du quartier.
Habitants - enfants
Questions : Comment faire prendre conscience de leurs émotions aux usagers-habitants ? / Comment faire exprimer les émotions des enfants ?
Réponse de Pauline Guinard : Les méthodologies évoquées lors de la présentation, et notamment les marches urbaines et les cartes sensibles, peuvent être utilisées avec les habitants et usagers d’un quartier. Les enfants sont d’ailleurs souvent plus enclins à recourir au dessin qu’aux adultes, avec qui il est nécessaire de dépasser l’appréhension qu’ils peuvent ressentir à l’idée de dessiner.
Psychologie (environnementale)
Questions : Travaillez-vous en collaboration avec des psychologues ? / Connaissez-vous la psychologie environnementale ? Elle permet de questionner les émotions associées aux environnements par différents outils (questionnaires, échelles validées, cartes mentales...), mais aussi d'autres concepts qui y sont liés tels que l'attachement au lieu, l'identité de lieu etc. La géographie des émotions interroge-t-elle aussi ces dimensions ? / Bonjour pouvez-vous nous expliquer la différence entre votre approche et celle de la psychologie environnementale, notamment au niveau de la méthodologie d'approche? / Bonjour, merci pour la présentation. Ma question concerne l'existence des types de mesure et d'analyse de l'activité physiologique des individus, est-ce que ce genre d'outils sont utilisés dans le cadre de vos recherches (une telle chose est-elle possible ?), si oui lesquels précisement ? Et encore, quelles sont les contraintes liées à l'utilisation de ces dispositifs dans l'espace public ?
Réponse de Pauline Guinard : A la différence de la psychologie environnementale qui s’attache à étudier l’impact du milieu social et physique sur un individu ou un groupe d’individus, ce qui m’intéresse plus particulièrement en tant que géographe, c’est de saisir la dimension spatiale des émotions : où s’expriment-elles ? quelles sont leurs traductions spatiales ? en quoi transforment-elles nos relations aux espaces ? Mais bien évidemment, les travaux des psychologues environnementalistes peuvent nourrir le travail des géographes, et notamment des géographes des émotions.
Cartes
Questions : La carte sensible implique t-elle de travailler sur des émotions "fortes" (la colère, le plaisir, la tristesse) ? Ne risque t-on pas d'évincer des émotions plus subtiles ? / Comme vous l'avez dit,on peut avoir des émotions différentes selon les moments de la journée et de la nuit. Peut-on faire des cartes cinétiques, tout le long de la journée et de la nuit par exemple ?
Réponse de Pauline Guinard : L’intérêt des cartes sensibles ou émotionnelles reposent notamment sur le fait qu’elles peuvent être faites à différents moments de la journée ou de l’année, ainsi qu’avec divers groupes de populations. Chaque carte présente donc un intérêt en elle-même mais aussi dans la comparaison avec d’autres, ce qui permet d’ailleurs de dépasser la perception individuelle et subjective d’un espace pour mieux appréhender la dimension collective des émotions et de leur spatialisation. Un travail au long cours avec les participants permet en outre d’approfondir l’analyse et de saisir plus en détails les émotions diverses et parfois mêlées (désir et peur par exemple) qui sont associées à tel ou tel espace.
Art
Questions : Connaissez-vous des travaux de géographes menés conjointement avec des équipes artistiques ? / Vous avez évoqué les méthodes visuelles pour l'analyse des émotions, est-ce qu'il y a des approches possibles par la photographie ? L'avez-vous expérimenté durant votre thèse ? / Comment l'art dans l'espace public peut participer à changer la réponse émotionnelle d'un lieu ? Avez vous des exemples de villes déploient ce genre d'actions ? / Pourrions nous développer sur le lien art et géographie des émotions ?
Réponse de Pauline Guinard : Un certain nombre de géographes qui s’intéressent notamment à la dimension sensible ou émotionnelle des espaces se tournent vers l’art et les artistes, qui travaillent depuis plus longtemps la question de la subjectivité et du rapport aux lieux, pour s’inspirer de leurs méthodes d’enquête. C’est le cas par exemple d’Elise Olmedo (2015) qui a collaboré avec l’artiste marcheur, Mathias Poisson, ou de Sarah Mekdjian (2014) qui a travaillé avec des artistes et des « voyageurs » à la saisie cartographique de leur parcours. Moi-même, dans le cadre de ma thèse de doctorat sur les espaces publics à Johannesburg, j’ai eu recours à l’art afin de mieux comprendre les processus de construction de ces espaces dans une ville marquée par les héritages de l’apartheid et par la mondialisation contemporaine. J’ai ainsi pu montrer que selon le contexte social, économique, esthétique et politique dans lequel s’inscrivaient ces œuvres d’art, celles-ci pouvaient aussi bien accompagner voire favoriser les processus de gentrification et de privatisation à l’œuvre que lutter contre ces derniers.
Outils de saisie des émotions - Apport dans l'urbanisme
Questions : Est-ce que vous pouvez donner des exemples de comment ces cartes peuvent influer le travail ou les décisions urbanistiques ? / Utilisez vous ce genre d'outils auprès de concepteurs des lieux, urbanistes, paysagistes, politiques ? / Vous avez parlé d'outils indirects pour prendre en compte les émotions. Les émotions sont elles trop subjectives pour être intégrée dans un dicussion ? Etre intégré facilement dans un processus participatif ? / Quels liens cette approche peut avoir avec les politiques des temps dans la ville ? / Quel échantillon de population faut-il construire (nombre et type d'individus pour pouvoir en faire une exploitation valable dans une étude urbanistique ? / Le temps du projet technique et de l'évolution urbaine est-il compatible avec le tempo de l'évolution des émotions ?
Réponse de Pauline Guinard : La question de l’apport de ce type d’approche à la conception des espaces mériterait plutôt d’être posée à des urbanistes ! Après une expérimentation de marche sensible et de cartographie émotionnelle réalisée dans l’Ile Jeanty, c’est d’ailleurs ce dont nous avons discuté avec les équipes de l’AGUR Flandre Dunkerque.
Espaces ruraux
Questions : Cette approche est elle utilisée dans l'analyse des espaces ruraux ? / A l'échelle de territoires ruraux, comment peut-on prendre en compte ce type d'analyse de l'espace ?
Réponse de Pauline Guinard : Oui, bien sûr. J’ai centré mon intervention sur les villes parce que je suis géographe urbaine. Mais la question des émotions peut être abordée dans tous les types d’espaces.
Question ponctuelle
Qu'est ce que sont les jardins barges évoqués sur la dernière slide ?
Réponse de Pauline Guinard : Faisant partie du programme « Opener » mené à Dunkerque, les jardin-barges consistaient à créer des jardins terrestres et flottants, en vue de mettre en valeur le patrimoine et la biodiversité des canaux dunkerquois.
Bibliographie
Références citées dans la présentation
Appadurai Arjun, 2006, Fear of small numbers: an essay on the geography of anger, Durham, Duke university press.
Célérier Frédérique, 2014, « Plaisirs urbains / Edito », Urbanités, no 3, http://www.revue-urbanites.fr/3-plaisirs-urbains-sommaire/.
Davidson Joyce, Bondi Liz et Smith Mick, 2007, Emotional geographies, Aldershot, Ashgate.
Feildel Benoît et al., 2016, « Parcours augmentés, une expérience sensible entre arts et sciences sociales », Carnets de géographes, no 9, https://journals.openedition.org/cdg/721.
Gervais-Lambony Philippe, 2012, « Nostalgies citadines en Afrique Sud. », EspaceTemps.net, https://www.espacestemps.net/articles/nostalgies-citadines-en-afrique-sud/.
Guinard Pauline, 2015, « De la peur et du géographe à Johannesburg (Afrique du Sud). Retour sur des expériences de terrain et propositions pour une géographie des émotions », Géographie et cultures, no 93‑94, p. 277‑301, https://journals.openedition.org/gc/4013.
Guinard Pauline et Tratnjek Bénédicte, 2016, « Géographies, géographes et émotions. Retour sur une amnésie… passagère ? », Carnets de géographes, no 9, https://journals.openedition.org/cdg/605.
Massey Doreen B, 1994, Space, place, and gender, Minneapolis, University of Minnesota Press.
Oloukoï Chrystel, 2016, « La marche urbaine : un outil pour appréhender les émotions a Johannesburg ? », Carnets de géographes, no 9, https://journals.openedition.org/cdg/576.
Smith Mick et al., 2009, Emotion, place and culture, Farnham, Ashgate.
Tuan Yi-fu, 1979, Landscapes of fear, Minneapolis, University of Minnesota press.
Références citées lors de la discussion ou en réponses aux questions
Olmedo Elise, 2015, Cartographie sensible. Tracer une géographie du vécu par la recherche-création, Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris.
Boym Svetlana, 2001, The future of nostalgia, New York, Basic Books.
Mekdjian Sarah et al., 2014, « Figurer les entre-deux migratoires : Pratiques cartographiques expérimentales entre chercheurs, artistes et voyageurs », Carnets de géographes, no 7, https://journals.openedition.org/cdg/790.
Veschambre Vincent, 2008, Traces et mémoires urbaines : enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.