Les leviers psychologiques du design actif

Recherche
Samedi 18 mars 2023




Qu’est ce qui un jour, nous décide à agir ? Comment passe-t-on de la bonne résolution au passage à l’action ? Nicolas Fieulaine, chercheur en psychologie sociale à l’université de Lyon, travaille sur le sujet tant pour la Haute Autorité de santé qu’à la direction scientifique de la SNCF. Sa mission : mieux comprendre les ressorts psychologiques humains pour enclencher des changements de comportement durables et positifs pour la santé, l’environnement ou encore la qualité de vie. Appliqués à l’espace public via le design actif, ses travaux ouvre de grandes perspectives pour les urbanistes et les architectes chargés de pacifier la ville. Interview.

« - Le design actif est-il un gadget ou une révolution dans la façon d’aménager l’espace public ?


Nicolas Fieulaine.

Avec le design actif, on passe d’un espace public "mis à disposition" en espérant qu’il réponde à un besoin, à un espace public "acteur" d’un changement de comportement. Un espace public qui va peut-être devoir aller jusqu’à déranger ses utilisateurs dans leurs habitudes pour leur proposer de nouvelles manières de faire. Considérer l’espace public comme agissant – dissuasif ou incitatif –, oblige à comprendre l’humain différemment, s’intéresser aux mécanismes psychologiques et cognitifs.

Cette relecture de l’espace public amène à se connecter avec d’autres enjeux que l’urbanisme. Cela a commencé avec l’urbanisme favorable à la santé. A plus long terme, le design actif – ou incitatif – constitue une évolution majeure qui va bousculer les métiers et faire apparaitre de nouvelles expertises, de nouvelles transversalités, de nouvelles façons de travailler.

- Quel accueil vous réservent les professionnels de l’urbain lorsque vous leur parlez psychologie ?

Architectes et urbanistes sont en général très intéressés. Ils ont bien conscience que pour réussir à apaiser un espace, à susciter des relations entre les gens ou à favoriser l’accessibilité, ils se heurtent à certaines limites. Ils méconnaissent les mécanismes invisibles et relativement inconscients qui prévalent aux comportements des gens. Par exemple, ils constatent bien qu’à certains endroits, les gens ralentissent le pas ou l’accélèrent ; mais ils ne savent pas l’expliquer pleinement. Ils sont donc enthousiastes à l’idée de travailler avec un psychologue.

Malgré tout, dans les faits, l’intégration des approches cognitives dans le déroulé hyper standardisé et technique d’un projet urbain s’avère extrêmement compliqué. J’en fais l’expérience en ce moment même… Par méconnaissance, tout ce qui est de l’ordre de l’humain et de la psychologie va être renvoyé vers le temps de la concertation, ce qui nourrit l’idée erronée que notre travail est de faire accepter aux habitants des aménagements qu’ils refusent. Or, nous pouvons intervenir à plein de moments du projet, selon ce qui est attendu de nous. Si l’objectif est de rendre acceptable un projet comportant moins de places de stationnement par exemple, c’est bien avant, au moment de la conception technique du projet, que nous devons intervenir pour réussir à induire les changements de comportement voulus.

- Entrons dans le vif du sujet. Comment procédez-vous ?

Nous les humains, sommes un peu irrationnels, pétris de bonnes intentions et amoureux des bonnes résolutions. Nous les aimons tellement, ces bonnes résolutions, que nous les reprenons en général l’année suivante (rires) ! Entre l’idée et le passage à l’acte, le développement d’une intention est nécessaire. C’est là que ça se corse. L’enjeu de mon travail consiste à faire émerger des intentions robustes, c’està-dire suffisamment fortes pour résister aux obstacles, et entrainer des passages à l’action. Il pleut, vais-je continuer à prendre mon vélo ? Si mon intention est robuste, oui. Et ce sera sans doute parce que le bénéfice que j’entrevois et le plaisir que j’en retire sont bien présents. D’après les 70 ans de travaux derrière nous, et notamment la théorie du comportement planifié, trois ingrédients expliquent 60 à 70% des intentions.

- Quels sont ces ingrédients ?

Le premier tient aux valeurs et au plaisir. Informer qu’il est possible de jeter à un endroit, qu’il est possible de rouler à vélo sur un axe ne suffit pas. Il faut y adjoindre une information émotionnelle, c’està-dire donner envie et motiver.

Le deuxième ingrédient est relatif aux normes sociales. L’être humain accorde une grande importance à ce que font les autres. Si tout le monde prend l’escalator, il n’aimera pas être le seul à prendre l’escalier car il se sentira jugé négativement. Le mimétisme social est une donnée importante pour la plupart des gens et, pour certains groupes, comme les adolescents, encore plus.

Le dernier ingrédient, c’est le sentiment de capacité. L’action doit être jugée à notre portée pour qu’on ait envie de l’entreprendre. Quand l’obstacle semble insurmontable, il n’y a pas de passage à l’action. L’effet est particulièrement délétère si des expériences de capacité négatives se répètent. On peut par exemple en arriver à des situations d’appropriation d’un espace par un nombre restreint d’individus, où les femmes n’osent plus passer… Les travaux que je mène sur la réduction de la distance perçue, dans le but d’inciter à la marche par exemple, sont de cet ordre. Ils sont particulièrement complexes : il faut beaucoup de temps, de tests et de minutieux dosages avant d’arriver à donner le sentiment que marcher est le meilleur choix.

- Comment incorporez-vous ces trois ingrédients au design actif ?

Prenons un exemple concret. A la gare des Mureaux, dans la banlieue parisienne, où un endroit, un coin, était utilisé comme une pissotière alors qu’on trouvait des toilettes publiques gratuites à 20 mètres. Ce comportement qui dégradait l’espace paraissait irrationnel.

La pissotière sauvage de la gare des Mureaux.

On a fait un travail d’observation pour comprendre. On a interrogé les gens. Tous savaient que c’était interdit mais ils le faisaient quand même en arguant qu’il n’y avait personne, que cet endroit ne servait à rien et qu’il était déjà largement utilisé comme une pissotière… Certaines personnes ont évoqué la présence possible d’enfants comme un effet dissuasif. On a fait l’hypothèse que le comportement ne relevait pas d’une incivilité mais que c’était l’endroit qui incitait à ce comportement, ne donnait pas envie qu’on en prenne soin.

On a donc repris toutes ces informations pour concevoir un dispositif de design actif.

- Pouvez-vous nous le décrire en détails ?

On a dessiné sur le sol une piste de course et apposé sur le mur un dispositif de mesure de la vitesse. Ce faisant, nous avons suggéré la présence d’enfants car cela active les valeurs altruistes. On a aussi dessiné sur le mur des visages de gens qui regardent pour activer cette fois le principe de la norme sociale : je ne vais pas faire pipi sous le regard d’autrui… On a aussi beaucoup travaillé sur le coin : l’humain a un problème avec les coins, il a tendance à y mettre et faire ce qu’il ne peut pas mettre ou faire ailleurs. Dans ce comportement consistant à se soulager dans le coin résidait donc une forme de civilité dans l’incivilité. On a alors créé, par la peinture, une anamorphose dont le but est d’effacer la perception du coin.

La solution design actif mise en oeuvre.

- Cela a-t-il bien fonctionné ?

Incroyablement bien ! Nous l’avons mesuré en installant un capteur d’urine avant et après l’intervention de design actif. Nous avons aussi mesuré l’efficacité d’un simple coup de peinture. Cela n’a rien donné. Nous avons déployé cette démarche dans une vingtaine de gares de la région parisienne. On vise la cinquantaine à terme. Et c’est imparable : à chaque fois, l’urine est considérablement réduite.

C’est donc une démarche duplicable. A condition de bien activer les leviers psychologiques et de ne pas se cantonner au seul aspect visuel, très fort c’est vrai, du design actif. Faire des dessins sur le sol sans activation des leviers n’a aucune chance de fonctionner.

- Avez-vous d’autres exemples de tests et d’interventions réussies de ce type ?


Premier essai de design actif sur escalier.

A Lyon, nous avons utilisé la même recette, cette fois pour inciter les gens à prendre l’escalier plutôt que l’escalator. Nous avons travaillé sur un premier escaIier, que nous avons décoré et peint. Les résultats ont été immédiatement probants mais ils se sont atténués au fil du temps : l’effet de plaisir et de surprise s’est estompé.

Nous avons alors amélioré notre proposition, sur un autre escalier, par un dispositif plus subtil. L’intervention en peinture est beaucoup moins massive. En revanche, elle est mieux ciblée : elle fonctionne quand il y a beaucoup de monde et une file d’attente devant l’escalator. Elle consiste, par une large ligne colorée, à diriger le regard vers l’escalier qui est moins utilisé et plus dégagé que l’escalator. L’effet de ce dispositif est meilleur : il augmente même au fil du temps quand il y a du monde sur l’escalator. Nous sommes parvenus à lever l’écueil de l’effet de surprise qui s’érode. L’habituation est même devenue un point fort de cet aménagement.

Vous allez me dire : supprimons les escalators, tout le monde prendra l’escalier et on aura moins de travail. Mais la question du choix est importante dans le design actif : quand l’escalator est en panne, le plaisir de prendre l’escalier est moindre.

Nouvel essai de design actif sur escalier : test concluant !

- Quelles autres perspectives ouvre le design actif dans l’espace urbain selon vous ?

Une foule de perspectives ! Grâce au design actif, nous avons par exemple réussi à réduire de 20% l’allure des marcheurs dans un hall de RER parisien. Cela a réduit le blocage des portes du RER de 15% et le nombre de RER en retard de 10%. On peut aussi inciter les gens à ne pas jeter leurs déchets par terre : nous sommes parvenus à réduire ce comportement de 50%. En Île-de-France, on travaille actuellement à sécuriser des passages piétons sur des voies de tram… Chaque fois, on est surpris par les résultats obtenus. J’attire l’attention de ceux qui vont me lire sur l’importance d’évaluer : avant et après, sur le long terme.

Il y a aussi à mon sens un enjeu fort pour le design actif : la question du genre. La métaphore sportive est un peu trop viriliste parfois. Les personnes âgées, les personnes daltoniennes ou autistes peuvent être gênées par certains aménagements dits "validistes". Le design actif pourrait permettre aux femmes de réinvestir certains espaces qu’elles fuient. Dans la même ligne d’idée, les jeux collaboratifs plutôt que compétitifs sont à privilégier dans les aires de jeux pour enfants pour éviter de reproduire les asymétries de genre. »

 

RDV avec Nicolas Fieulaine le 5 avril 2023

Le chercheur en psychologie sociale sera l’invité d’Urbis le Mag le mercredi 5 avril de 10h à 11h, dans les locaux de l’agence d’urbanisme de Dunkerque (Halle aux sucres). Pour assister à ce rendez-vous et lui poser vos questions en présentiel, inscrivez-vous dès-à-présent par mail ici. Si vous souhaitez y assister en distanciel et/ou si vous souhaitez recevoir l’enregistrement vidéo a posteriori, inscrivez-vous via ce formulaire dédié.

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.