Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes
C'est un sacré paradoxe que décrit avec précision Franck Gintrand, le président de l'Institut des territoires, dans son dernier livre : celui d'un Etat qui, tout en facilitant les conditions d'implantation des commerces en périphérie des villes, déploie un plan de sauvetage de 5 milliards d’euros pour leurs centres-villes en difficulté. Comment en est-on arrivé là ? Comment préserver les centres-villes tels que nous les connaissons et qui ont mis des siècles à se bâtir ? Urbis le Mag a interviewé l’auteur sur la question.
- « Qu’est ce qui est en jeu aujourd’hui avec ce modèle du centre commercial qui, chaque année, dévore un peu plus de terres agricoles aux périphéries de nos villes ?
Ce qui est en jeu, c’est tout simplement l’avenir de nos villes et d’un certain mode de vie. J’ai commencé à m’intéresser au sujet assez récemment, après les municipales de 2014, avec le basculement de certaines villes à l’extrême droite. Un article du Monde évoquait alors ce qu’on appelle « l’effet donut » – un centre-ville paupérisé et vidé de ses classes moyennes au profit de sa périphérie –, comme point commun à beaucoup de ces villes. J’ai voulu comprendre les mécanismes qui étaient à l’œuvre. Et notamment comment la périphérie avait pu devenir aussi attractive et porteuse pour des enseignes traditionnellement implantées dans les centres-villes.
- Pouvez-vous expliciter ce mécanisme ?
Les acteurs clefs sont les grandes foncières, ces sociétés qui ont pour objet d’acheter des terrains pour y construire des locaux destinés à être loués à des enseignes, le plus souvent franchisées. Ces terrains sont en périphérie parce que le foncier y est le moins cher d’Europe, ce qui permet de construire des centres commerciaux à moindre frais, qui plus est sans courir de gros risques de retard. Construire en périphérie présente en effet également peu de risques de recours juridiques. Au départ, la périphérie accueillait uniquement des commerces qui ne pouvaient pas s’implanter en ville, faute de place, comme les hypermarchés, les entrepôts, les concessions automobiles, les enseignes d’ameublement… Le système s’est détraqué lorsque les commerces de détail qu’on trouvait exclusivement dans les centres-villes ont été ciblés par les foncières.
Les centres commerciaux aspirent aujourd’hui à proposer la même offre que les centres-villes : de l’alimentaire, de l’habillement, des services de santé, la Poste… Le scénario d’habitants sans commerces de quartiers et de commerces sans habitants juste à côté n’est plus de la fiction mais la réalité. On assiste à un déplacement de la vie vers une zone, qui plus est, bien moins qualitative architecturalement… Lorsque le centre-ville plie face à la concurrence de plus en plus vive des commerces de périphérie, que la vacance commerciale s’y installe durablement et qu’il cesse d’être au centre des flux des habitants du territoire, il est tentant d’imaginer qu’il faut construire des centres commerciaux partout. Le marché s’emballe. Les zones commerciales se multiplient.
- Un moratoire interdisant toute ouverture ou extension de zone commerciale en périphérie serait-il efficace pour mettre fin à ce phénomène ? C’était justement l’une des propositions de l’association Centre-ville en mouvement.
Un moratoire national pourrait laisser aux centres-villes le temps de souffler pour se reconstruire. Tous les acteurs de l’économie de la périphérie sont évidemment vent debout contre cette mesure. Il faudrait pourtant donner un coup d’arrêt à ces zones qui continuent à se multiplier alors que la demande décroit et que le pouvoir d’achat n’augmente pas. A mon avis, ce moratoire devrait durer 5 ans : c’est le temps nécessaire pour que le secteur privé se réintéresse au centre-ville.
- Que pensez-vous du plan Action cœur de ville qui octroie 5 milliards pour sauver les centres-villes en difficulté?
Cela ne sert actuellement à rien de dépenser de l’argent public pour sauver les centres-villes. C’est comme chauffer un appartement en laissant les fenêtres ouvertes ; une gabegie. Mais c’est ce qu’on fait en France ! Ce qu’il faut, c’est donner envie aux acteurs privés d’y investir. Ce serait possible avec un moratoire national, je l’ai dit. Cela fonctionnerait aussi en surenchérissant le prix du foncier agricole.
Les gens ne le savent pas mais dans les faits, il est devenu impossible ou presque de refuser un projet d’implantation ou d’extension : les commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) qui les examinent sont des machines à dire oui. Tout simplement parce que ces CDAC ne disposent plus d’aucun critère juridique pour les contester. En 2008, au nom de la liberté d’implantation, la loi de modernisation de l’économie voulue par Nicolas Sarkozy a rendu le critère du suréquipement commercial d’un territoire illégal. Les commissions doivent désormais baser leurs décisions sur des critères liés à l’aménagement du territoire et au développement durable.
Depuis, on assiste au triomphe du greenwashing : dans les présentations des projets, les zones commerciales sont présentées comme écologiques car dotées de panneaux solaires et plantées d’arbres… On croirait presque qu’il n’y a plus d’asphalte sur les parkings !
- Les flux de voitures individuelles que ne manquent pas de créer les zones commerciales en périphérie constituent-ils un argument de refus pour les CDAC ?
Cela pourrait en être un, oui, mais dans les faits ce sont souvent les collectivités qui payent toutes les infrastructures de voirie nécessaire. Ce sont les habitants qui, par leurs impôts, financent le développement des zones commerciales. Ils payent aussi avec leurs impôts les plans d’action type Cœur de ville…
- L’argument des emplois créés séduit souvent les maires quand ils décident d’accueillir un centre commercial en plein champ. Or, on sait que ces emplois créés en périphérie vont occasionner la perte d’emplois en centre-ville. Pourquoi cet argument emploi fonctionne-t-il encore ?
Parce qu’il est tout simplement invérifiable ! Il n’existe aucun travail sérieux, de recherche, aucune étude qui ait quantifié le nombre d’emplois perdus dans les centres villes à cause du développement du commerce de périphérie. Tout le monde travaille avec la grande distribution, les universités aussi. De plus, les emplois perdus en centre-ville sont surtout des emplois d’indépendants. Ce statut les empêche de pointer au chômage, ils ne grossissent pas les chiffres… C’est du chômage invisible.
- Comment les élus locaux peuvent-ils limiter la casse et protéger leurs centres-villes si l’Etat ne change pas les règles ?
Les documents de planification urbaine comme les schémas de cohérence territoriale (SCOT) permettent d'encadrer les implantations commerciales à l’échelon intercommunal. Ce sont des documents opposables aux promoteurs. C’est d'ailleurs ce qui a sauvé Caen dans sa lutte contre Ikéa qui tentait d'imposer en force une zone commerciale autour de son magasin. Nous avons actuellement au pouvoir un gouvernement très libéral. Or, cette défense de la liberté du commerce ne tient plus face aux dégâts considérables occasionnés. Ces dégâts, la collectivité va les payer et très cher. Le critère du suréquipement doit absolument être réintroduit comme motif de refus valable d’un projet de centre commercial ! Un travail de sensibilisation des parlementaires doit être mené sur le sujet. »
Non, l’hyper n’est pas mort ! L’ère des mégazones ne fait que commencer…
« C’est un message martelé par tous les médias et sur tous les tons : l’hypermarché est dépassé, fini, condamné. Or, cette crise ne se lit pas dans les chiffres. Sans même compter les surfaces qui se sont agrandies, le nombre de magasins est passé de 1 667 en 2009 à 2 166 en 2017. »
« En 2017, 46% des Français déclaraient aimer faire leurs courses alimentaires dans une grande surface. Surtout, en 2011, 72% des dépenses alimentaires continuaient de se faire en grande surface. Même en admettant que ce chiffre ait un peu diminué (ce qui est probable), il confirme à quel point l’hypermarché reste le circuit de référence pour les courses principales. »
« Ce qui change en revanche, c’est la priorité accordée par les promoteurs à la création ou à la rénovation des équipements plutôt qu’à la création ex nihilo de nouvelles zones commerciales. Objectif : être plus gros que ses concurrents immédiats pour offrir aux clients l’offre commerciale la plus complète possible. L’ère des mégazones ne fait que commencer… »
Extraits du livre de Franck Gintrand « Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes », éditions Thierry Soucar.