Espaces publics : accordons-nous le droit à l'erreur
Alexandre Mussche est l’un des fondateurs de l’agence franco-belge "Vraiment Vraiment", spécialisée dans le design d’intérêt général. Ce designer formé aux questions urbaines travaille tout particulièrement sur les usages de la ville à travers l’immobilier, les équipements et les espaces publics.
- « Quels sont les défis qui se posent aujourd’hui en matière de conception des espaces publics ?
L’un des grands défis actuels réside dans la recherche d’un point d’équilibre entre deux nécessités, celle d’une mobilité dynamique dans l’espace public et celle d’une utilisation sociale de l’espace public : les places et les rues doivent permettre de faire cohabiter à la fois des flux, par le biais de modes de déplacements différents – piétons, vélos, voitures etc. –, et des activités plus statiques, liées par exemple à une vie de voisinage. En matière de concertation, les résidents monopolisent souvent la décision du devenir des espaces publics. Les modes de gouvernance actuels s’appuient sur des dispositifs de concertation bien connus, de type conseil de quartier, qui donnent la parole à ceux qui dorment dans les lieux concernés par les aménagements futurs. C’est un point auquel il convient de faire attention car les autres usagers des espaces publics ont aussi des choses intéressantes à dire. A l’échelle d’une métropole, de nombreuses personnes peuvent se sentir concernées par le devenir d’un espace public : parce qu'ils y passent souvent, parce qu'ils travaillent à côté... Créer une série de petits villages gaulois basés sur les souhaits des seuls résidents ne rime à rien : il faut penser des systèmes de concertation qui fonctionnent réellement à l’échelle de la ville ou de la métropole.
Une fois qu’un centre-bourg ou un centre-ville se meurt, on se rend compte que la question des rez-de-chaussée a été pensée sous le seul prisme de la commercialisation au plus offrant. Or, penser l’espace public, c’est aussi penser les rez-de-chaussée… Le problème est que si l’espace public est géré par les pouvoirs publics, les rez-de-chaussée sont, eux, souvent gérés par la sphère privée. Il faudrait créer un espace de discussion entre le privé et le public sur ce sujet. Les conditions pour une appropriation des rez-de-chaussée doivent être aménagées en même temps que les espaces publics alentours, ce qui est rarement fait, ou alors quand il est déjà trop tard. Concernant ce deuxième défi, tout reste à faire.
- Comment travaillez-vous ?
Un des piliers de notre travail consiste à multiplier les dispositifs d’écoute pour capter l’avis des usagers exclus des dispositifs classiques de concertation. La traditionnelle réunion en mairie à 17h attire des hommes, principalement retraités, diplômés, propriétaires, qui vivent sur place et poursuivent des objectifs plus ou moins liés à leurs intérêts personnels. Les femmes, les jeunes et les habitants du logement social se déplacent peu. Et parfois, les souhaits exprimés sont irréalistes, techniquement irréalisables ou totalement à l’encontre de ce qui est voulu par la puissance publique… Pour contrer ces biais de la concertation, nous misons sur des dispositifs qui vont à la rencontre des usagers des espaces publics, comme des vélos cargos équipés d'une table. On va au marché, on se pose dans la rue, on capte l'attention des gens et ainsi, on parvient à parler, ne serait-ce que 5 minutes, avec ceux qui ne participent à aucune démarche de concertation.
L’autre pilier de notre métier, c’est de prototyper (voir photo ci-dessous). On dédie dès le départ une fraction du budget final à l’expérimentation, au test. Cela donne le droit à l’erreur avant de penser à grande échelle ou de pérenniser. Les élus sont partants car le coût reste maîtrisé et frugal. C’est ce qu’on appelle l’urbanisme tactique, que le grand public a découvert avec les coronapistes, tracées en quelques heures pour faire de la place aux cyclistes. Sur le grand boulevard lillois, très autoroutier, nous testons actuellement des aménagements qui visent à apaiser la circulation. L’urbanisme tactique est parfois associé à des idées négatives, dont l’esthétique peut laisser à désirer : des potelets jaunes, du mobilier en palettes de bois… Mais il est vraiment possible de faire autrement, notamment avec un langage moins bricolé ou d'esprit moins routier.
- Quelles sont les questions que se posent les élus qui vous sollicitent ? Quelles questions devraient-ils se poser ?
Le Covid a démontré à tous, et notamment aux élus, qu’il était possible de changer la ville vite et cela, c’est intéressant car ce n’était pas du tout le cas jusqu'à présent. Le seul problème est que dans certains territoires, l’ingénierie est faible. Les meilleures initiatives politiques, comme celles de créer une rue aux enfants ou des pistes cyclables, peuvent échouer. La puissance publique au sens technique et politique doit être forte au regard des enjeux climatiques qui nous attendent.
On a tous dans le sang des modes d’évaluation datés des espaces publics : à savoir, la mesure du nombre de véhicules motorisés qui passent sur une voirie. C’est partout pareil. On cherche à savoir ce qu’on peut facilement compter - ce n’est pas cher en plus. Mais la qualité d’une rue doit être évaluée sous bien d’autres angles. On n’a pas envie d’habiter ou de flâner dans une rue parce qu’elle est performante en termes de circulation… Vais-je lâcher la main de mon enfant en bas âge dans cette rue ? C’est bien ce type de critère et de questionnement qui me parait primordial. Donnons-nous les moyens de regarder cela pour bien fabriquer l’espace public.
- Des espaces publics qui créent la surprise, c’est quoi pour vous ?
On dit que vivre une expérience commerciale réussie, c’est entrer sans hésiter dans un commerce – parce qu’il envoie suffisamment de signaux pour nous mettre à l’aise – et en ressortir en ayant été, au final, surpris – par une ambiance, un produit proposé à la vente... L’expérience urbaine n’est pas si différente. Etre en ville, c’est être à l’aise, se sentir bien dans un lieu, tout en n’étant pas à l’abri d’une bonne surprise. Il faut savoir mailler la ville de surprises plus ou moins intenses. Certaines surprises doivent avoir un pouvoir d’attraction suffisamment fort pour faire destination. Une partie des collectivités locales pratiquent l’équité territoriale : elles prévoient par exemple d'installer une mini plaine de jeux d’enfants identique dans chaque quartier. Mais il me semble important que l’une de ces plaines de jeux sorte du lot, surprenne, avec un dragon géant par exemple – j’ai grandi à Paris et je me souviens bien du dragon de la Villette. Il me semble nécessaire d’aller à l’encontre d’une certaine standardisation et d'un effet catalogue. La bizarrerie, c’est bien aussi. Cela peut façonner l’identité d’un quartier, le rendre attractif.
Nous créons beaucoup de mobilier urbain à la demande des villes. Je ne suis pas sûr que ce soit de leur design que doit venir la surprise. Nous pensons que la sobriété et l’intégration au lieu priment. Plutôt que de payer des bancs signés d’un grand nom du design, qui vont coûter très chers et ne seront peut-être même pas confortables, l’important nous semble de bien réfléchir aux emplacements des bancs, à leur intégration paysagère et aussi à la perspective de vue qu’ils vont offrir sur la place dans son ensemble ou sur un détail précis. On peut aussi fabriquer des surprises sociales avec certaines formes de mobilier, comme des grandes tablées qui vont permettre à des gens qui ne se connaissent pas de manger ensemble. Un mobilier ostentatoire peut faire soupirer les gens : « Combien le maire a t-il encore dépensé là-dedans ? ». Tandis qu’une forme de frugalité va davantage correspondre aux attentes. Cela ne veut pas dire que le mobilier ne sera pas beau. Il sera juste. Il sera simple.
- Vous vous intéressez à la façon dont sont aménagés les abords des équipements publics. Pourquoi cet intérêt ?
Parce que ce sont souvent des endroits oubliés. Les équipements publics, comme une maison des jeunes, une médiathèque, ce sont des lieux où l’on se rend par envie, pas par nécessité. La condition de leur succès consiste à ce que leurs usagers poussent la porte. Ce qui se passe sur le parvis, la vitrine, l’aménagement de l’espace immédiat devant et derrière la porte sont des questions aussi importantes que compliquées car dans une commune, les services ne discutent pas forcément entre eux : ceux qui travaillent à la médiathèque, ceux qui travaillent à la voirie et ceux qui nettoient ne communiquent pas et c’est dommage. On a souvent des commandes basées sur des gestes architecturaux ou artistiques qui ne sont pas hospitaliers, voire qui font peur. Le dialogue entre l’équipement et l’espace public doit exister pour donner envie de pousser la porte. »