Dunkerque : l'étude qualitative livre ses résultats 1/3

Le labo du bus gratuit
Vendredi 05 mai 2017




Aucune étude scientifique de nature "qualitative" n’avait jamais été menée en France afin de mesurer les impacts réels d’une politique de gratuité des transports en commun. Durant sept mois, Henri Briche, de l’association de chercheurs VIGS, a mené la première étude du genre à Dunkerque. L’agglomération de 200 000 habitants a en effet instauré la gratuité des bus le week-end depuis septembre 2015. Depuis, qu’est ce qui a changé ?

La gratuité a suscité une hausse importante de la fréquentation : on enregistre 6 000 voyageurs supplémentaires chaque samedi (soit une augmentation de 29%) et 5 000 de plus le dimanche et les jours fériés (+ 78 %). La fréquentation apparait intimement liée aux animations et événements se déroulant dans le centre-ville. Le premier week-end des soldes et les festivités du carnaval ont ainsi fait exploser les compteurs…

Familles avec enfants


Les nouveaux usagers du bus gratuit le week-end sont principalement des familles avec enfants, de toutes les catégories sociales. Les bus seraient-ils devenus des lieux de rencontre entre classes populaires et classes moyennes voire supérieures ? Pas tout à fait : les lignes de bus traversant les quartiers les plus huppés de l’agglomération connaissent un afflux de familles aisées tandis que les lignes desservant des zones populaires sont davantage fréquentées par des familles peu aisées.

Les chauffeurs de bus repèrent aisément ce nouveau public qui appuie sur le bouton d’arrêt un peu trop tard ou trop tôt, se trompe de ligne, ne pense pas à plier sa poussette pour faire de la place aux autres… « Les gens apprennent à prendre le bus en fait ! », note un chauffeur. «  Après moi, cela ne me dérange pas. Ça fait partie du job », ponctue un autre.

Bus bondés


La gratuité les week-ends a vu l’apparition de bus bondés, signe que le réseau actuel n’est pas en capacité d’absorber cette nouvelle demande et confirmation de la bonne intuition des services techniques communautaires : ces derniers avaient insisté auprès des élus sur les conséquences négatives d’un passage à la gratuité totale sur un réseau sous dimensionné. Le choix d’instaurer la gratuité dès 2015 mais en la limitant aux seuls week-ends, puis de se donner le temps de rénover entièrement le réseau avant de passer à une gratuité totale en 2018 apparait donc judicieux.

A la fois signe de succès de la gratuité, les bus bondés exercent un effet pervers sur la motivation à prendre le bus. Un nouvel usager peut par exemple ne pas avoir envie de retenter l’expérience si son premier trajet s’est mal passé. Certains habitués, qui profitaient de bus quasi privatisés avant la gratuité, font aussi part de leur mécontentement à se retrouver désormais serrés comme des sardines.

Incivilités en baisse


Du côté des incivilités, elles sont en baisse les week-ends : on enregistre 59% d’actes en moins. En 2014, on observait 178 actes d’incivilités sur le réseau. En 2016, on en a enregistré 73. L’opérateur de transport local (STDE) évoque une « franche nette baisse » des coûts associés aux dégradations : en 2014, la STDE avait dépensé 44 282 euros pour effectuer des réparations suite aux incivilités. En 2016, elle n’a déboursé que 3 894 euros.

Interview


Maxime Huré.

Enseignant-chercheur, Maxime Huré est aussi président de l’association VIGS, qui a mené l’étude sur la gratuité des transports à Dunkerque en partenariat avec la communauté urbaine et l’agence d’urbanisme locale.

« Quelle était le but de cette étude ?

Il s’agissait de mener la toute première recherche sérieuse en France sur la question de la gratuité ; cela n’avait en effet jamais été fait. C’est pour cela que nous considérons que Dunkerque est un laboratoire. Il s’agit de la plus grosse agglomération à se lancer dans la gratuité. Nous pouvons en tirer des enseignements plus généraux que ce qu’il était possible de faire avec les villes moyennes qui s’étaient jusqu’à présent décidées pour la gratuité.

Nous avons eu la chance d’intervenir en amont de la mise en gratuité totale du réseau, durant une première phase nous permettant d’évaluer les conséquences de la gratuité instaurée uniquement le week-end et les jours fériés. Nous avons principalement travaillé sur les effets socio-économiques de la gratuité par le biais d’un questionnaire et d’entretiens.

Notre deuxième objectif était d’engager un rapprochement avec le monde de la recherche urbaine dont la longue histoire avec Dunkerque avait été interrompue ces dernières années.

- Quels enseignements en tirez-vous ?

L’étude nous a permis de questionner plusieurs idées reçues sur la gratuité. Certaines sont battues en brèche ; d’autres confirmées. Principale fausse idée, la hausse des incivilités : c’est le contraire qui se produit. On constate aussi, par le biais des questionnaires soumis aux usagers et aux chauffeurs de bus, que la gratuité engendre un changement dans les représentations des habitants à la fois sur les transports en commun et la ville. L’usage du bus devient positif et rattaché à une idée de liberté de se déplacer. Des comportements nouveaux apparaissent : des personnes âgées recommencent à se balader en bus par exemple. Des gens profitent aussi davantage de la ville qu’auparavant. Ils se rendent davantage aux événements, aux animations qui ont lieu dans le centre-ville. Ils font sans doute aussi plus de shopping, mais ce point restera à vérifier lors de la deuxième phase de l’étude, après la mise en place de la gratuité totale en 2018.

Certains changements se font aussi en négatif. La question du brassage social dans le bus gratuit interpelle visiblement les usagers de longue date. C’est là que des actions de la collectivité visant à adoucir les rapports sociaux sont particulièrement opportunes : il faut arriver à créer un espace de convivialité dans les bus.

- Que peut apporter l’expérience dunkerquoise aux autres territoires ?

Il est encore un peu tôt pour le dire – seule la gratuité totale prévue pour 2018 nous permettra de tirer des conclusions définitives. On constate cependant dès maintenant qu’en matière de gratuité, le contexte est déterminant. Chaque ville, chaque territoire a bien sûr ses spécificités… L’expérience dunkerquoise est marquante parce qu’elle relève d’une volonté politique forte, d’une affectation de moyens conséquents pour remodeler le réseau de bus et la ville en amont de l’instauration de la gratuité totale. Il y a beaucoup d’intelligence dans la manière dont le projet est mené : entre l’idée de la gratuité et sa mise en œuvre, quatre années se seront écoulées. Le temps nécessaire pour tester une gratuité partielle le week-end, travailler avec les habitants, mener de grands travaux, faire une étude… Cette façon de faire est sans nul doute un bon modèle pour d’autres territoires intéressés par la gratuité. »

La gratuité adoucit les moeurs


Pour Maxime Huré, « On a, pendant longtemps en France, privilégié la tarification sociale avec des réductions pour les personnes à faibles revenus. Ce dispositif a eu sa raison d’être, il fonctionne d’ailleurs dans certains territoires. Il présente cependant un défaut majeur : celui de créer, sur le long terme, des stigmatisations négatives – avec des phrases du type « Ce sont toujours les mêmes qui en profitent » – qui alimentent les discours extrémistes. La gratuité est une mesure universelle qui permet d’éviter cette compétition entre les groupes sociaux. La gratuité, c’est pour tout le monde. A long-terme, ce type de mesure universelle me semble susceptible d’apaiser les tensions dans notre société. »

L'autrice

Journaliste spécialisée dans les questions urbaines et les enjeux d'aménagement des villes de demain, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le Mag.



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