Design actif : à Lille, du bleu pour faire place nette
Bleue. Intensément bleue. La place Jacques-Fébvrier à Lille a créé la surprise lorsque l’été dernier, son sol et une partie de ses façades d’immeubles ont été largement peints dans une couleur franche et tranchée. L’idée a d’abord germé dans la tête de la paysagiste Juliette Bailly-Maître, de l’agence Mutabilis, avant d’être adoptée par toutes les parties prenantes (ANRU, Métropole européenne de Lille, Ville de Lille, Région, Action logement) à la manœuvre pour changer la vie et l’image de cette place du quartier populaire de Lille-Moulins. Urbis le Mag vous propose de plonger dans les coulisses de cet aménagement original et d’en découvrir les principaux objectifs, déclinés à travers une stratégie de réappropriation du lieu par les habitants dont, vous allez le découvrir, rien ne relève du hasard.
« La place aurait pu être rose, jaune ou verte », se remémore Juliette Bailly-Maître, urbaniste et paysagiste. « Nous avons fait énormément de tests sur une large gamme de couleurs et de nuances. Et puis c’est ce bleu qui a été validé, un bleu de Delft lumineux, déjà présent sur les tuiles vernissées de certaines demeures du quartier et que le faïencier Jacques Fébvrier utilisait. » Pour la co-fondatrice de l’agence Mutabilis, lauréate de l’appel d’offre lancé à Wazemmes et Moulins, deux quartiers classés prioritaires de la Politique de la ville, le choix de la couleur importait en réalité, assez peu : « L’objectif était de faire signal. Sur cet espace public, nous devions sans tarder engager une action forte et le faire savoir aux habitants et aux usagers ».
Trafics, crèches et giratoire géant
La place Jacques-Fébvrier se trouvait en effet dans une situation tout à fait singulière et complexe : celle d’un espace public bordé d’immeubles insalubres, occupé par des voitures ventouses favorisant l’organisation de trafics illicites et accueillant le centre social, deux crèches et les locaux de la protection maternelle et infantile (PMI) – tout ceci à proximité immédiate d’un énorme giratoire automobile et d’une station de métro fréquentée. « En découvrant cette situation, nous avons immédiatement pensé que tous les moyens financiers disponibles dans le cadre de la politique de la ville, originellement fléchés sur 5 sites, devaient en fait être concentrés à cet endroit précis. Et notre diagnostic a été approuvé par les donneurs d’ordre », raconte Juliette Bailly-Maître. Un travail et une stratégie finement pensée ont alors commencé.
« Notre démarche, à Mutabilis, consiste à travailler à la fois sur l’espace public et le bâti. C’est notre marque de fabrique. C’est ce que nous souhaitons faire partout où l’on fait appel à nous : nous sommes en effet convaincus que pour régler la question de l’habitat insalubre, il faut aussi aménager l’espace public alentours. Nous nous sommes parfaitement retrouvés sur ce point avec la Fabrique des quartiers (NDLR : un outil d’aménagement dont le capital social est notamment détenu par la Métropole européenne et la Ville de Lille), qui, lorsqu’on avait répondu à l’appel d’offre, avait déjà commencé à acquérir des cellules commerciales sur la place Jacques-Fébvrier. » Précisions d’importance : « La co-production du nouveau projet avec les habitants figurait évidemment dans notre feuille de route. Tout comme le fait que nous devions opérer dans un contexte d’urbanisme transitoire… »
En attendant le tramway
Mélanie Chapelain, chargée d’opération pour la Fabrique des quartiers, précise justement ce contexte : « La nouvelle ligne de tramway arrivera, de manière certaine, au droit de la place Jacques-Fébvrier. Nous ne savons pas encore exactement où car les plans ne sont pas arrêtés. Une chose est sûre : d’ici à quelques années (NDLR : une échelle temporelle de 7 à 10 ans est généralement évoquée sur ce type de projet), de gros changements auront lieu ici. Mais ce n’était pas une raison pour attendre sans agir. Il était impératif de mettre fin aux trafics, de rendre la place plus sûre pour les habitants tout en changeant radicalement son image ».
« 80% du bâti de la place nous appartient »
Pour y parvenir, l’acquisition des rez-de-chaussée d’immeubles de la place a été lancée grâce à une concession d’aménagement. « Nous détenons aujourd’hui 80% du bâti de la place. Cela nous a permis de stopper l’activité de commerces supports du trafic de drogue et de repositionner les autres dans le centre, là où se trouve déjà la majorité des commerces du quartier. Grâce à une manifestation d’intérêt lancée en juillet 2021, nous avons privilégié l’implantation, sur la place Jacques-Fébvrier, de nouvelles activités de service ou d’associations de la filière de l’économie sociale et solidaire (ESS) missionnées pour investir et faire vivre l’espace public. » Ces acquisitions permettront aussi, dans les années à venir, de mener des réhabilitations, surélévations ou autres démolitions. « On trouve beaucoup de petits appartements dans ces immeubles dégradés. Nous souhaitons donner la possibilité à des familles d’investir les lieux, en créant quelques T3 et T4 », résume Mélanie Chapelain.
Un autre temps fort du projet a consisté à faire acter la neutralisation quasi-complète du stationnement. « C’était un gros risque : il y avait tellement de mésusages sur cette place… Les habitants ont été étroitement associés à la démarche, par le biais d’une première concertation qui a d’ailleurs aussi porté sur la végétalisation », relate Juliette Bailly-Maître. Sur les 36 places de parking initiales, il n’en subsiste aujourd’hui que 9, dont plusieurs réservées aux personnes en situation de handicap. Faire place nette, c’était la condition indispensable pour que l’idée de Mutabilis puisse se réaliser. Et cette idée, c’est bien sûr celle de la mise en peinture de la place.
Une scène bleue pour la vie de quartier
« Cette mise en peinture que nous avons voulue massive et globale, horizontale et verticale, procure de la lisibilité et de l’homogénéité à cet espace qui en manquait cruellement. Le bleu permet de redécouvrir l’existence des cellules commerciales et les nouvelles activités qu’elles abritent : atelier de couture, association d’aide aux étudiants en échange de cours aux enfants des écoles primaires, association d’artistes spécialisés dans l’animation et la concertation… C’est une scène pour favoriser la vie de quartier que nous avons peinte en bleu. Cette nouvelle vie de quartier est visible de loin, tant pour les usagers du métro que pour les automobilistes qui passent par-là », précise avec enthousiasme Juliette Bailly-Maître.
Diagnostic confirmé lors de notre visite des lieux : Impossible pour quiconque passant à proximité d’ignorer que place Jacques-Fébvrier, il y a du changement. Surprendre était l’un des objectifs : il est rempli. Les avis sont très tranchés parmi les passants interrogés : les « J’aime » et les « Je déteste » sont spontanément exprimés. Quelques interrogations sur l’avenir se font également entendre. « Quand on explique la démarche et les futurs changements à venir, les avis sont toujours très positifs. Mais il reste des incertitudes… Nous aurions pu mieux communiquer sur le cheminement intellectuel derrière ce bleu et les aménagements à venir », reconnait Mélanie Chapelain.
Les 3 saisons de la place Jacques-Fébvrier
Jusqu’à l’arrivée du tramway, la scène bleue continuera à vivre au fil de « saisons » de participation habitante. Après une première saison, marquée par la végétalisation et la réalisation d’une fresque murale par les Pinatas (l’association d’artistes installée sur la place), sur la façade d’un immeuble muré ; la deuxième saison s’ouvrira en avril-mai 2023. De nouveaux motifs seront dessinés sur les sols, cette fois. Réalisés par Mutabilis sur le thème de la glisse urbaine et de la danse, ces dessins résultent d’un travail engagé avec des jeunes du collège d’à côté, en section arts graphiques et hip-hop. Un nouveau mobilier urbain (des bancs principalement) sera également proposé. La saison 3, la dernière programmée par La Fabrique des quartiers avant de passer totalement la main aux habitants, permettra sans doute d’aborder la question des traversées piétonnes : « Les usages ont changé. Désormais les gens traversent de placette à placette, ce qu’ils ne faisaient pas lorsqu’il y avait des places de parkings partout », précise Mélanie Chapelain.
L’électrochoc du design actif
La place bleue Jacques-Fébvrier relève-t-elle d’une démarche de design actif ? Pour Urbis le Mag, la chose ne fait aucun doute. En effet, cette mise en couleur franche et massive visait bien à envoyer un signal, à créer la surprise dans le but d’enclencher de nouveaux usages et d’induire des comportements différents dans un espace public repoussoir. En rendant lisible l’espace public, le bleu a aussi rendu plus visibles les trafics illicites qui se déroulaient sur la place. Ceux-ci ont, de fait, considérablement diminué (sans doute dilués ailleurs dans le quartier, mais ça, c’est une autre histoire). La place Jacques-Fébvrier a retrouvé un statut d’espace public habité et vécu. Elle est désormais prête à démarrer une nouvelle vie. Cette mise en bleue pour faire place nette fait figure d’audacieuse démarche de design, au sens d’un design à la fois actif et incitatif.
Bug technique
Peindre en bleu une surface aussi importante et assurer sa durabilité dans le temps (7 à 10 ans pour ce type de résine) nécessite de faire appel à des professionnels. C’est l’entreprise Peint à la main (l’interview de son co-fondateur Quentin Clément de Colombières est à lire ici) qui a piloté l’opération en juillet 2022. Le sol a d’abord été entièrement poncé, puis plusieurs couches de résine ont été appliquées à l’aide de grosses raclettes. La résine a cependant montré ses limites lors des périodes de gel de l'hiver suivant : glissante, la place a dû être partiellement fermée.
Bis repetita en mars 2023
« Il semble que la résine ait été posée par une température un peu trop élevée et qu’elle ait pris trop vite », indique Mélanie Chapelain. Un diagnostic corroboré par Peint à la main : « Nous avions essayé de décaler les journées de travail à partir de 5h du matin pour limiter la chaleur mais cela n’a manifestement pas suffi. La silice, que nous ajoutons à la toute fin pour éviter les glissades, n’a pas pu pénétrer la résine qui était déjà trop sèche. La silice a donc en partie "rebondi" sur la surface. Dès le printemps, au plus tôt début mars, nous poncerons toute la surface et nous renouvellerons l'opération pour supprimer toute glissance ».
La place d’Oujda à Lille
Le design actif pour susciter les jeux d'enfants.En matière de design actif, l’agence Mutabilis n’en est pas à son coup d’essai. A Lille déjà, en 2014, l’agence avait imaginé un grand espace ludique et sportif de bitume foncé, animé par des marquages au sol blancs. Les motifs sur la place d’Oujda rappellent de façon troublante un lieu de référence majeur en matière de design actif : Superkilen, à Copenhague. « Nos plans sont antérieurs – ils datent de 2009 – mais notre réalisation a vu le jour après Superkilen. Sans nous être concertés, la parenté entre les deux projets est cependant évidente », s’amuse Juliette Bailly-Maître.
A Wazemmes, presque 10 ans après sa réalisation, les équipements de la place d’Oujda ont bien vécu mais restent en place, visiblement totalement appropriés et peu soumis aux dégradations. Avec le temps, les marquages blancs ont pali. « Il conviendrait de les refaire. Cela devrait être facile : il s’agit d’une banale peinture autoroutière et de motifs très simples sur lesquels il suffit de repasser ou d’utiliser des pochoirs », commente Juliette Bailly-Maître. A l’époque, la commande passée était plutôt celle d’un classique city stade. « A la place, nous avons proposé un espace pour tous, où les filles trouveraient leur place. Les bancs pour discuter ou se reposer sont escamotables, on a laissé les espaces les plus ouverts possibles pour ne pas créer de sensation d’enfermement autour des terrains. Il y a aussi des murs pour graffer. De quoi faire de la gym… Et puis beaucoup de motifs au sol, très simples, qui incitent au jeu les plus jeunes. Quand j’y vais, je croise à coup sûr des enfants, cartables sur le dos, qui les utilisent. C’est une fierté ! »
NB : Urbis avait consacré, en 2015, un article au renouveau du centre-ville de Mulhouse, sans savoir qu'i s'agissait d'une réalisation de Mutabilis.