Des espaces publics divers et hospitaliers pour tous
Alicia Lugan, urbaniste, a rejoint l’équipe d’Equal Saree depuis un an. A seulement 28 ans, elle pilote l’antenne française de cette agence d’architecture et d’urbanisme jusqu’ici implantée en Espagne et dont la renommée doit beaucoup à son approche volontariste d’une fabrication inclusive de la ville, notamment à travers la conception de cours d’écoles.
- « A votre avis, les espaces publics doivent-ils être conçus pour tous les publics ou s’adresser à des publics spécifiques ?
Alicia Lugan.- C’est une question que je me suis beaucoup posée ces 6 derniers mois, dans le cadre de la réalisation d’un ouvrage. Je pourrais la reformuler ainsi : à quelle échelle doit se faire la ville inclusive ? Mon avis est que l’inclusion se joue à l'échelle du quartier ou de la ville, dans le cadre d’une stratégie globale : l’idée est de proposer différents espaces publics permettant à chacun, à un moment donné, de trouver son bonheur. Un espace public pour tous me parait tenir de la chimère. Ce but d’universalité a conduit à la production d’espaces publics affichés comme « pour tous » mais qui, typiquement, dans les faits, ne conviennent à personne ! C’est le principe du Modulor de Le Corbusier et de toutes ces tentatives à travers les siècles consistant à résumer en un individu-type toute la diversité des individus…
Le seul socle commun de tous les espaces publics d’une ville inclusive me semble être l’accessibilité. A partir du moment où on pense l’accessibilité, le reste, c’est-à-dire les ambiances et les usages, peut être modulé et différer selon les espaces publics. Je prône une approche de la conception des espaces publics par la diversité, détachée de la volonté d’attirer un public spécifique (les femmes, les personnes âgées, les enfants…) : on peut ainsi avoir la bonne surprise d’y attirer un public qu’on n’attendait pas...
- Que pensez-vous des skate-parks, des city-stades, des terrains de musculation type street workout qui poussent partout en exerçant un effet repoussoir sur les femmes ?
Il ne faut pas que les villes s’interdisent de construire ce type d’espaces publics qui, il est vrai, attirent principalement des jeunes hommes. Mais un maire doit bien être conscient de l’importance de disposer, ailleurs dans la ville, d’autres espaces qui, eux, vont attirer les femmes et les jeunes filles. Il me parait crucial d’entreprendre un travail spécifique pour entendre les besoins des jeunes adolescentes sur le sujet, de les questionner, de les écouter. Peut-être ont-elles besoin d’un espace abrité où danser ensemble ? D’un lieu où se retrouver pour discuter, comme un café associatif ? On peut aussi créer des espaces dotés d’activités mixtes du type beach-volley qui attireront aussi bien des femmes que des hommes, des familles, des enfants…
- On entend beaucoup de discours sur la ville inclusive. Dans les faits, où en est-on ?
Jusqu’à présent, deux types de public étaient particulièrement délaissés : les femmes, sans doute parce que c’est une question politique qui suscite des débats assez lourds, et les enfants. Sur ce dernier point, c’est vraiment en train de changer grâce aux réaménagements de cours d’école ; énormément de villes s’emparent du sujet et c’est très bien.
Concernant les personnes âgées et celles en situation de handicap, l'effort s'est surtout concentré ces dernières années sur le développement d'équipements spécifiques (maisons de retraite, maisons d'accueil pour les personnes handicapées, etc.) et sur l’aménagement intérieur des logements pour permettre aux personnes de prendre elles-mêmes en charge leurs difficultés dans la sphère privée du domicile. Tout ceci n’a pas résolu le problème de l’isolement ressenti vis-à-vis du reste de la société… Les personnes âgées ou porteuses de handicap ont évidemment le droit, le besoin et l’envie de profiter, au même titre que les autres, des aménités urbaines.
On commet deux erreurs majeures aujourd’hui dans la conception des espaces publics : la première est de traiter le handicap et le vieillissement à travers le seul prisme de l’accessibilité ; la seconde est d’associer systématiquement grand âge et dépendance – or les personnes dépendantes ne représentent en réalité qu’une minorité des personnes âgées. Les seniors ont surtout en commun de disposer d’un temps libre important… La question de leurs loisirs reste totalement à penser dans les espaces publics. Concernant la prise en compte du handicap, la sensorialité des espaces me parait une piste de travail à creuser. On se cantonne trop souvent à la dimension visuelle en oubliant que l'ensemble des sens peuvent être sollicités. Enfin, il faudrait davantage s’intéresser à la lisibilité et à la facilité d'appréhension de l'espace public, notamment pour les personnes en situation de handicap mental.
- Qu’est-ce que cela signifie de faire des espaces publics pour les femmes ?
Les espaces publics conçus avec une approche du genre n’excluent pas les hommes, ils prennent juste en compte des usages liés à des rôles majoritairement tenus par les femmes : achats pour l’ensemble de la famille, cuisine, garde des enfants, aide aux parents âgés… Jusqu'à présent, la fabrique des espaces publics s'est plutôt faite au profit des usages masculins : flânerie, sport, immobilité…
Prendre en compte le genre, c'est aussi travailler sur la sécurité – car les femmes se sentent davantage en insécurité, tant dans les espaces publics que chez elles –, et l'accessibilité physique des espaces – puisque les femmes ont souvent la charge des enfants ou des personnes dépendantes.
En matière de mobilité, on va par exemple privilégier la marche plutôt que la voiture ou le vélo, qui demeure peu investi par les femmes, bien que le Covid ait un peu rebattu les cartes.
Enfin, parce que les femmes ne s'y sentent pas toujours légitimes, l'accessibilité symbolique des espaces publics doit aussi être améliorée. Cela passe par des actions consistant à augmenter la représentation et la visibilité des femmes (des noms de rues féminisés, des signalétiques avec des silhouettes de femmes…).
- Comment fait-on concrètement pour concevoir ces espaces publics favorables aux usages des femmes ?
Pour vous répondre, j’ai envie de vous parler d’une réalisation que nous avons menée de A à Z sur la plaça d’en Baro, à Santa Coloma de Gramanet, juste à côté de Barcelone, entre 2016 et 2019. Cette place située dans un quartier assez dense était fermée sur elle-même, ce qui générait de l’insécurité. Nous avons d’abord travaillé avec les enfants de l’école Torre Balldovina qui ont fait des propositions : des jeux, de la couleur, la présence d’arbres fleuris, des cheminements… Nous avons ensuite intégré ces souhaits au projet en veillant à deux choses : que les jeux installés soient diversifiés et non stéréotypés et qu’il n’y ait pas, au centre, un espace de jeu principal doté d’espaces de jeux secondaires sur le pourtour, comme on le voit très souvent.
La place fait la part belle aux accompagnants – qui sont principalement des femmes – en leur offrant un espace central, confortable et ombragé, sous les arbres. Nous avons choisi des bancs avec une véritable qualité d’assise que nous avons placés de façon à favoriser la rencontre pour que les familles s’occupent des enfants de manière détendue. Nous avons veillé à ce que les cheminements soient nombreux pour entrer et sortir de la place : il n’y a pas une seule entrée ou une seule sortie qui contraigne par exemple à croiser quelqu’un qu’on ne souhaiterait pas croiser. On peut traverser de mille manières cette place qui est désormais ouverte sur le quartier à la fois physiquement et visuellement puisqu’on peut voir et être entendu de partout. Pour accroitre le sentiment de sécurité de nuit, le système d’éclairage est le même à tous les endroits de la place : il n’y a pas de recoin sombre.
- Comment favoriser la rencontre et la convivialité que vous évoquez ? Existe-t-il des recettes ?
J’ai envie de croire qu’un vrai processus participatif visant à impliquer les habitants dans la conception d’un espace crée un sentiment d’appartenance immédiat qui va favoriser la rencontre. Je pense que les commerces ont aussi un rôle à jouer. Les commerçants sont des figures du quartier qui restent et qui contribuent, en proximité des espaces publics, à créer de la convivialité. Je n’ai pas peur d’un certain degré privatisation de l’espace public dans ce domaine, à condition bien sûr de ne pas en arriver à des rues totalement privatisées comme on peut en voir à Londres, où les commerçants sont même chargés de maintenir l’ordre public, en dégageant les indésirables. Les terrasses extérieures sont un lieu de rencontre à la frontière du public et du privé. Une frontière qui n’est d’ailleurs pas si marquée que ça : les SDF sont parfois chassés de l’espace public tandis que des bistrots vont offrir des cafés suspendus à ceux qui n’ont pas les moyens de payer…
Les enfants constituent un autre bon moyen de se rencontrer. Ce sont des êtres très sociaux, qui n’hésitent pas à aller vers l’autre car ils n’ont pas encore intégré toutes nos normes. Et nous aussi, vis-à-vis des enfants, on agit de manière plus naturelle : on sourit à un bébé, on adresse la parole à un petit qui nous fait sourire… On peut ainsi imaginer qu’une ludothèque située tout près d’un parc s’y implante aux beaux jours… »
A quoi ressemble une cour d’école inclusive ?
Lorsque l’équipe d’Equal Saree découvre la cour de l’école Sant Salvador de Cercs en 2019, la plus grande partie de la cour est dévolue au sport. Les garçons les plus âgés se sont octroyé le plus grand terrain pour jouer au foot. Les enfants plus jeunes et les filles jouent sur les côtés. On observe très peu d’espaces de jeux mixtes. Les conflits sont perceptibles entre les enfants (commentaires sexistes, privilèges d'âge…).
L’objectif assignée pour 2021 à Equal Saree par la municipalité est triplement ambitieux : transformer la cour en un espace de jeu mixte pour les récréations mais aussi en une salle de classe extérieure et en une place publique.
Encourager les jeux mixtes.- Pour augmenter les chances de voir se développer des jeux mixtes, Equal Saree imagine de nouveaux espaces (image du projet ci-dessus) comme l'amphithéâtre (espace d'art et de culture), le cœur de la cour (espace d'expérimentation et de jeu symbolique), l'espace de calme et d'expérimentation, la montagne (espace de nature et d'aventure)… Les terrains de sport collectifs sont dédiés au basket, au mini-volley et au futsal.
Végétaliser et protéger du soleil.- Pour réduire l’effet d’îlot de chaleur, le projet prévoit un patio végétalisé et une pergola protègeant les enfants du soleil. Les sols sont dotés d'un revêtement perméable à l’eau.
Apprendre et agir.- Les nouvelles espèces d'arbres et d'arbustes à planter sont choisies dans des buts pédagogiques (arbres fruitiers, plantes aromatiques et à floraisons diverses). Ce projet – qui touche à sa fin – a largement mobilisé les élèves et toute la communauté éducative, désormais sensibilisée et prête à agir face aux inégalités dans la cour d’école.