« La gratuité, c'est miser sur l’intelligence collective »
Auteur du livre référence "Capitalisme versus gratuité", Paul Ariès est politologue et directeur de l'Observatoire international de la gratuité. Urbis le Mag l’a interrogé sur sa vision d’une société qui miserait sur la gratuité pour la mettre au service d’un projet de changement de civilisation.
- « Que gagnerait notre société à donner plus de place à la gratuité ?
Le poète Paul Valéry disait que toute civilisation est mortelle. Et la nôtre, fondée sur la marchandisation de tout ce qui peut l’être, ne fait pas exception. Le grand débat consiste à savoir ce qu'il va y avoir après cette société du tout marché. Je fais le vœu d’arriver à défendre et à étendre la sphère de la gratuité. Lorsqu’on parle de gratuité, il s’agit bien sûr toujours d’une gratuité construite. La gratuité, ce n’est pas le produit débarrassé du coût, mais le produit débarrassé du prix ; c’est donc déjà une gratuité économiquement construite.
L’école publique est gratuite mais elle est payée par nos impôts. Il s’agit aussi d’une gratuité politiquement et culturellement construite. On a défini une sorte de grammaire de la gratuité, avec trois règles principales. La première règle, c’est qu’il n’existe pas des domaines qui auraient vocation à être marchands et des domaines qui auraient vocation à être gratuits, sinon le grand risque, ce serait d'enfermer la gratuité dans le domaine du vital et de la survie. C'est un débat que j'ai eu pendant très longtemps avec Danielle Mitterrand lorsqu’elle était présidente de la fondation France libertés. Danielle Mitterrand œuvrait, avec raison, pour la gratuité de ce qu’elle nommait "l’eau vitale". Or, la gratuité de l’eau élémentaire, c’est essentiel, mais la gratuité des bacs à sable, c’est tout aussi important !
La deuxième règle, et bien c’est tout simplement qu’il ne s’agit pas de rendre tout gratuit. Pas par réalisme comptable financier, mais parce que la gratuité doit être mise au service d’un projet de changement de civilisation. C’est la raison pour laquelle on a avancé une nouvelle règle, un nouveau principe, qui est celui de la gratuité du bon usage face au renchérissement, et parfois, à l’interdiction du mésusage. Bon usage-mésusage, cela semble très compliqué. En fait, c’est simple. Pourquoi paye-t-on notre eau le même prix pour faire son ménage et pour remplir sa piscine privée ? Ce qui vaut pour l’eau devrait valoir pour l’ensemble des biens communs.
La dernière règle, c’est d’utiliser le passage à la gratuité pour repenser les services publics. Je dirais qu’il faut avancer sur nos trois jambes : il faut aller vers davantage d’égalité sociale, il faut réussir la transition écologique, et puis, il faut permettre l’implication citoyenne. Par exemple, en matière de restauration scolaire, je suis pour le retour en régie municipale. Pas pour faire la même chose que les géants de la restauration collective : pour aller vers une alimentation relocalisée, de saison, moins gourmande en eau, moins carnée, carnée autrement... J'ajouterais : une restauration faite sur place et servie à table.
Enfin, le terme de gratuité est un joli nom féminin dont l’antonyme est mercenaire. Par ailleurs, je n'ai pas le fétichisme du vocabulaire : si les gens n’aiment pas le terme de gratuité, et bien qu’ils disent comme nos amis anglo-américains "liberté d’accès" – free – qui parle de biens communs inconditionnels.
- Quels îlots de gratuité une collectivité peut-elle envisager de créer ?
L’urgence aujourd’hui c’est de multiplier ce que je nomme effectivement îlots de gratuité, ces petits bouts de gratuité. Certaines villes commencent par l’eau ou l’énergie élémentaire : d'autres par les transports en commun urbains ; les services culturels ou funéraires ; la restauration scolaire ou les activités périscolaires... Tout ce qui peut être fait allant dans le sens de cette extension de la sphère de la gratuité est excellent. Mais très vite l’objectif va être de passer de ces îlots de gratuité à de nouveaux archipels de gratuité avec l’espoir que, demain, on arrive à de nouveaux continents de la gratuité.
L'Observatoire international de la gratuité a lancé, en septembre dernier, ce qu’on appelle une mobilisation prolongée en faveur de la gratuité, avec trois temps forts. Le premier temps, c’était la publication du livre manifeste "Gratuité versus capitalisme" faisant l’état des lieux de toutes les formes de gratuité existantes et à venir. Le deuxième temps, c’était la parution via le Monde diplomatique d’un appel qui s’intitule "Vers une civilisation de la gratuité" qui place la barre très haut car on ne parle pas simplement de petits bouts de la gratuité mais de civilisation. C'est la raison du succès de cet appel. La troisième étape, c’était l’organisation, le 5 janvier 2019, du deuxième Forum international de la gratuité où plus d’une quarantaine de mouvements sont venus donner leur avis sur la façon dont ils comprenaient ce joli mot de gratuité.
- Pourquoi préférez-vous la gratuité à la tarification sociale ?
Je crois qu’il y a deux conceptions différentes de la gratuité. Il y a tout d’abord une gratuité qu’on pourrait appeler d’accompagnement du système : la gratuité pour ceux qui ne peuvent pas payer, la gratuité pour ceux qui sont tombés tout en bas. Cette gratuité d’accompagnement du système, celle des tarifs sociaux, ne va jamais sans condescendance : est-ce que vous êtes un pauvre méritant ? Elle ne va jamais non plus sans flicage : est-ce que vous êtes un vrai demandeur d’emploi ou un salaud de fainéant ? Et puis cette gratuité d’accompagnement, celle des tarifs sociaux, elle n’a jamais permis de transformer les façons de produire et de consommer, elle n’a jamais produit de changement de modes de vie !
Je suis convaincu qu’aujourd’hui, il y a un conflit entre deux conceptions de la vie bonne, celle que les Grecs anciens appelaient eudaimonia, et, à côté, une autre conception de la gratuité, celle dont je suis amoureux, une gratuité d’émancipation. Ce qui est beau avec l’école publique, c’est qu’on ne demande pas aux enfants s’ils sont gosses de riches ou de pauvres : c'est en tant qu’enfants qu’ils sont admis. Et pourquoi ce qui est vrai pour l’éducation et la santé ne devrait pas l’être pour les trois autres grands piliers qui nous permettent d’exister, c’est à dire le droit à l’alimentation, le droit à la mobilité et puis, grand enjeu selon moi, le droit aux services funéraires ?
- Comment expliquez-vous les réactions parfois très virulentes des opposants à la gratuité ?
J’ai déjà toujours envie de répondre aux adversaires de la gratuité par une boutade : est-ce que vous préférez passer votre soirée dans le cadre d’un amour tarifé ou avec quelqu’un que vous avez choisi et qui vous a choisi ? Ce qui nous est le plus cher à titre individuel, c’est précisément ce qui est gratuit : l’amour, l’amitié, nos engagements et je crois qu’il y a trois niveaux de gratuité. Il y a ce qu’on pourrait appeler effectivement les gratuités élémentaires : le don de la vie, la transmission du langage et de la culture, la beauté des paysages... Il y a un deuxième niveau, c’est ce qu’on pourrait appeler les gratuités coopératives : l’entraide dans la famille, entre voisins, les boîtes à livres, les espaces de gratuité... Et puis il y a un troisième niveau, sur lequel je travaille principalement, celui de ces gratuités construites politiquement et qui concernent le service public. Je préfère toujours parler du service public au singulier parce que le service public n’est pas un mode de gestion des affaires de la cité, c’est une conception de la société.
Pourquoi toutes ces résistances face à la gratuité ? Déjà ce que l’on peut constater, c’est qu’elles ne sont pas récentes. Lorsqu’on a commencé à imaginer de passer à l’école gratuite, on entendait déjà le même discours : ça va déresponsabiliser les familles ; ça va faire baisser le niveau de la qualité de l’enseignement... Lorsqu’on a instauré la sécurité sociale, on entendait aussi ce même discours... Je crois qu’au contraire, toutes les expériences montrent que la gratuité, loin de développer l’irresponsabilité, mobilise ce qu’il y a de meilleur parmi les gens. C'est une façon de miser sur l’intelligence collective. Et puis la gratuité croise de grands combats, de grandes réflexions du moment, par exemple, le revenu universel pour tout le monde, le fameux revenu citoyen.
- En France, le modèle économique de financement de la gratuité repose sur l'impôt. Voyez-vous d'autres modèles possibles ?
La question du prix et du coût est souvent très mal posée. Quand on raisonne par exemple par rapport aux transports en commun, on oublie complètement de comptabiliser le coût moyen des embouteillages par an et par Français, soit 980 euros. C'est bien supérieur au coût du passage à la gratuité ! Et je ne tiens pas compte du coût de la pollution de l’air qui est supérieur au déficit de la Sécurité sociale ! Et je dirais que construire la gratuité – parce que le grand mot est là –, c’est une construction qui doit être langagière, une construction qui doit être juridique, politique et également économique.
Il ne faudrait surtout pas succomber à une conception misérabiliste de la gratuité. C'est pourquoi je suis très heureux quand je vois un certain nombre de villes qui choisissent d’afficher fièrement la gratuité : à Aubagne, le choix avait été de mettre en gros sur les bus "Liberté, égalité, gratuité". A Dunkerque, le choix qui a été fait, c’est celui d’avoir des bus multicolores... Il y a vraiment cette idée que la gratuité relève, tout simplement, de ce qu’on pourrait appeler une conception de la société fondée sur le bien vivre. »